Arsène Lupin – L’arrestation – Partie 3

🟡 Voici la troisième partie du roman « Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur » écrit par Maurice Leblanc.

🟡Regardez la vidéo dans laquelle j’explique le texte et lisez ce chapitre. 

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EPISODE 3

Ce fut la terreur. On n’osa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage s’aventurer seul aux endroits trop écartés. Prudemment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une défiance instinctive divisait les plus intimes. C’est que la menace ne provenait pas d’un individu isolé, surveillé, et par là même moins dangereux. Arsène Lupin, maintenant, c’était… c’était tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, d’être tour à tour le respectable major Rawson, ou le noble marquis de Raverdan, ou même, car on ne s’arrêtait plus à l’initiale accusatrice, ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques.

Les premières dépêches sans fil n’apportèrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence n’était pas pour nous rassurer.

Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans l’attente anxieuse d’un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n’admettait pas qu’Arsène Lupin s’en tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autorités réduites à l’impuissance, il n’avait qu’à vouloir, tout lui était permis, il disposait des biens et des existences.

Heures délicieuses pour moi, je l’avoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d’événements, de nature déjà inquiète, elle chercha spontanément à mes côtés une protection, une sécurité que j’étais heureux de lui offrir.

Au fond, je bénissais Arsène Lupin. N’était-ce pas lui qui nous rapprochait? N’était-ce pas grâce à lui que j’avais le droit de m’abandonner aux plus beaux rêves? Rêves d’amour et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas le confesser? Les Andrézy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dédoré, et il ne me paraît pas indigne d’un gentilhomme de songer à rendre à son nom le lustre perdu.

Et ces rêves, je le sentais, n’offusquaient point Nelly. Ses yeux souriants m’autorisaient à les faire. La douceur de sa voix me disait d’espérer.

Et jusqu’au dernier moment, accoudés aux bastingages, nous restâmes l’un près de l’autre, tandis que la ligne des côtes américaines voguait au-devant de nous.

On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premières jusqu’à l’entrepont où grouillaient les émigrants, on attendait la minute suprême où s’expliquerait enfin l’insoluble énigme. Qui était Arsène Lupin? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux Arsène Lupin?

Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je n’en oublierai pas le plus infime détail.

—Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne qui s’appuyait à mon bras, toute défaillante.

—Et vous! me répondit-elle, ah! vous êtes si changé!

—Songez donc! cette minute est passionnante, et je suis si heureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s’attardera quelquefois…

Elle n’écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle s’abattit. Mais avant que nous eûmes la liberté de la franchir, des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uniforme, des facteurs.

Miss Nelly balbutia:

—On s’apercevrait qu’Arsène Lupin s’est échappé pendant la traversée que je n’en serais pas surprise.

—Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plonger dans l’Atlantique plutôt que d’être arrêté.

—Ne riez pas, fit-elle, agacée.

Soudain je tressaillis, et comme elle me questionnait, je lui dis:

—Vous voyez ce vieux petit homme debout à l’extrémité de la passerelle?

—Avec un parapluie et une redingote vert-olive?

—C’est Ganimard.

—Ganimard?

—Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu’Arsène Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah! je comprends que l’on n’ait pas eu de renseignements de ce côté de l’Océan. Ganimard était là! et il aime bien que personne ne s’occupe de ses petites affaires.

—Alors Arsène Lupin est sûr d’être pris?

—Qui sait? Ganimard ne l’a jamais vu, paraît-il, que grimé et déguisé. À moins qu’il ne connaisse son nom d’emprunt…

—Ah! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister à l’arrestation!

—Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué la présence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers, quand l’œil du vieux sera fatigué.

Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l’air indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu’un officier du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.

Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l’Italien Rivolta, défilèrent, et d’autres, et beaucoup d’autres… Et j’aperçus Rozaine qui s’approchait.

Pauvre Rozaine! il ne paraissait pas remis de ses mésaventures!

—C’est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly… Qu’en pensez-vous?

—Je pense qu’il serait fort intéressant d’avoir sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargé.

Je le lui donnai, mais trop tard pour qu’elle s’en servît. Rozaine passait. L’officier se pencha à l’oreille de Ganimard, celui-ci haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.

Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin?

—Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce?

Il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes. Elle les observait tour à tour, avec la crainte confuse qu’il ne fût pas, lui, au nombre de ces vingt personnes.

Je lui dis:

—Nous ne pouvons attendre plus longtemps.

Elle s’avança. Je la suivis. Mais nous n’avions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage.

—Eh bien, quoi? m’écriai-je.

—Un instant, monsieur, qui vous presse?

—J’accompagne mademoiselle.

—Un instant, répéta-t-il d’une voix plus impérieuse.

Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux:

—Arsène Lupin, n’est-ce pas?

Je me mis à rire.

—Non, Bernard d’Andrézy, tout simplement.

—Bernard d’Andrézy est mort il y a trois ans en Macédoine.

—Si Bernard d’Andrézy était mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce n’est pas le cas. Voici mes papiers.

—Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c’est ce que j’aurai le plaisir de vous expliquer.

—Mais vous êtes fou! Arsène Lupin s’est embarqué sous le nom de R.

—Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancés, là-bas. Ah! vous êtes d’une jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin, montrez-vous beau joueur.

J’hésitai une seconde. D’un coup sec, il me frappa sur l’avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappé sur la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme.

Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly. Elle écoutait, livide, chancelante.

Son regard rencontra le mien, puis s’abaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j’eus l’impression, j’eus la certitude qu’elle comprenait tout à coup. Oui, c’était là, entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit objet que j’avais eu la précaution de déposer entre ses mains avant que Ganimard ne m’arrêtât, c’était bien là que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland.

Ah! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes m’entouraient, tout me fut indifférent, mon arrestation, l’hostilité des gens, tout, hors ceci: la résolution qu’allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confié.

Que l’on eût contre moi cette preuve matérielle et décisive, je ne songeais même pas à le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se déciderait-elle à la fournir?

Serais-je trahi par elle? perdu par elle? Agirait-elle en ennemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mépris s’adoucit d’un peu d’indulgence, d’un peu de sympathie involontaire?

Elle passa devant moi, je la saluai très bas, sans un mot. Mêlée aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon kodak à la main.

Sans doute, pensai-je, elle n’ose pas, en public. C’est dans une heure, dans un instant, qu’elle le donnera.

Mais, arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulée, elle le laissa tomber dans l’eau, entre le mur du quai et le flanc du navire.

Puis, je la vis s’éloigner.

Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m’apparut de nouveau et disparut. C’était fini, fini pour jamais.

Un instant, je restai immobile, triste à la fois et pénétré d’un doux attendrissement, puis je soupirai, au grand étonnement de Ganimard:

—Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme…

C’est ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me raconta l’histoire de son arrestation. Le hasard d’incidents dont j’écrirai quelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirai-je d’amitié? Oui, j’ose croire qu’Arsène Lupin m’honore de quelque amitié, et que c’est par amitié qu’il arrive parfois chez moi à l’improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaieté juvénile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur d’homme pour qui la destinée n’a que faveurs et sourires.

Son portrait? Comment pourrais-je le faire? Vingt fois j’ai vu Arsène Lupin, et vingt fois c’est un être différent qui m’est apparu… ou plutôt le même être dont vingt miroirs m’auraient renvoyé autant d’images déformées, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractère.

—Moi-même, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus.

Boutade, certes, et paradoxe, mais vérité à l’égard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse faculté de transformer jusqu’aux proportions de son visage, et d’altérer le rapport même de ses traits entre eux.

—Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie? Pourquoi ne pas éviter ce danger d’une personnalité toujours identique? Mes actes me désignent suffisamment.

Et il précise avec une pointe d’orgueil:

—Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude: Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur: Arsène Lupin a fait cela.

Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que j’essaie de reconstituer, d’après les confidences dont il eut la bonne grâce de me favoriser, certains soirs d’hiver, dans le silence de mon cabinet de travail…